8
Le pavillon des banquets
Selon les ordres d’Aélig, Amos fut installé dans le palais des invités de la Ville pourpre, mais il eut d’abord droit à une visite complète de la cité. L’endroit était comme le lui avait décrit son amie : grandiose ! Le Palais du trône se démarquait par son admirable toit de tuiles en bronze, sa charpente magnifiquement sculptée ainsi que son immense salle de quatre-vingts colonnes rouge et or. Devant le trône, le garçon aperçut une table sur laquelle étaient déposées les requêtes adressées au monarque.
L’arrière du palais donnait sur un petit village de soixante-sept édifices, tous rouge et or, abritant, notamment, les pavillons réservés aux banquets, ceux consacrés aux audiences intérieures et d’autres constitués de centaines d’appartements privés pour les dignitaires, les nobles et les invités. Il y avait aussi le Pavillon de lecture qui avait des murs recouverts de mosaïques et abritait une gigantesque collection de livres. Entre toutes ces bâtisses, se déployaient de somptueux jardins. En empruntant un petit sentier à l’écart, on accédait au Temple de la dynastie des aigles huppés, celle qui avait précédé le règne des paons. À l’intérieur, dix autels célébraient chaque roi de la lignée et des centaines de bouquets de fleurs y étaient déposés tous les jours. Le parfum qui émanait de cet endroit était enivrant !
Les six icariennes aux longues jambes qui accompagnaient Amos lui firent également voir les urnes funéraires, toutes consacrées aux anciens souverains de la cité. Elles étaient coulées en bronze et chacune devait peser certainement près de deux tonnes. Ornées de dessins d’animaux, de fleurs et de paysages, elles étaient symboliquement protégées par deux statues de griffons. Tout près, s’élevait une tour de trois étages où brûlaient en permanence des milliers de bâtons d’encens et qui était placée sous la supervision d’hommes-corbeaux, prêtres de la cité. Finalement, l’une des guides indiqua à Amos un bâtiment où il était formellement interdit de pénétrer. Il s’agissait du temple contenant les rouleaux sacrés d’or et d’ambre surveillés nuit et jour par l’armée personnelle des gardiens du dogme.
Les appartements du garçon, à l’image de la Ville pourpre, étaient une merveille. Toute en marbre blanc, la chambre du dernier étage du palais des invités possédait un vaste balcon qui dominait les luxuriants jardins. La salle d’eau privée était munie d’une petite piscine chauffée autour de laquelle avaient été placés des huiles et des sels marins exotiques dans des amphores aux formes hétéroclites.
Les six guides d’Amos entreprirent de le déshabiller.
— Mais… mais que faites-vous donc ? demanda-t-il, surpris.
— Nous allons vous donner votre bain, répondit le plus naturellement du monde l’une des femmes.
— Me donner mon bain ?
— Oui, vous laver…
— Mais je n’ai besoin de personne pour cela ! s’écria Amos.
— Alors, vous préférez vous laver seul ? s’étonna une autre.
— Oui… j’aimerais mieux… si cela ne vous fait rien !
— Mais pas du tout. Voulez-vous nous laisser vos vêtements ? Ils seront lavés et repassés. Je vous en laisse d’autres, ici, sur cette chaise, ainsi que de larges tissus absorbants pour vous essuyer.
— Très bien, je déposerai mes affaires près de la porte…
— S’il vous manque quoi que ce soit, fit l’une des icariennes en désignant un long cordon près de l’entrée, n’hésitez pas à sonner. Le dîner sera servi ce soir dans le pavillon des banquets, au couchant. Pour vous faire patienter, nous vous apporterons un plateau de fruits.
— Très bien, merci beaucoup…
— Pouvons-nous prendre congé ?
— Oui… et merci encore !
Aussitôt que les icariennes aux longues jambes eurent quitté les lieux, Amos dissimula sa gourde d’eau de la fontaine de Jouvence et la dague de Baal derrière un meuble, retira ses vêtements et se plongea dans l’eau chaude de l’immense baignoire. Soudain, on frappa à la porte de sa chambre et, sans attendre la réponse, quelqu’un entra.
— Nous déposons votre plateau de fruits sur la grande table et emportons avec nous vos vêtements sales, dit une servante. Les tissus absorbants et votre tenue de soirée sont à côté !
— Merci beaucoup ! lança Amos de la salle d’eau.
La porte se referma de nouveau, puis le silence se fit dans l’appartement.
« Quel bonheur ! pensa Amos en se frottant les oreilles et la nuque. J’ai l’impression de ne pas avoir pris un bon bain depuis des siècles ! La dernière fois, je crois que c’était à Upsgran, juste avant de partir pour la tour d’El-Bab…
Amos se nettoya des cheveux aux orteils en utilisant un savon qui sentait bon le lait de chèvre, puis il se laissa tremper longuement dans l’eau chaude.
« Après un voyage aux Enfers, se dit-il, cette cité ressemble drôlement au domaine des dieux. Les icariens vivent dans un éden ! Tout est si beau ici, si parfait ! »
Une fois bien lavé et reposé, Amos se sécha et enfila les vêtements offerts par ses hôtes. Ils lui allaient comme un gant ; toutefois, deux ouvertures à l’arrière de la chemise, qui servaient normalement à laisser passer les ailes des icariens, lui conféraient une allure cocasse. Il chaussa ensuite de très confortables sandales, puis alla sur l’immense balcon de sa chambre. Les jardins, inondés par le soleil de l’après-midi, explosaient de mille parfums et d’autant de couleurs. On frappa à la porte.
— Ce n’est pas fermé ! lança Amos du balcon. Entrez !
Un grand homme-corbeau pénétra brusquement dans la pièce et se déchaussa.
— Rodick, on m’envoie afin que je vous instruise de notre mode de vie, ici, dans la Ville pourpre. Puis-je vous prendre un peu de votre temps ?
— Bien sûr ! Venez me rejoindre sur la terrasse, nous y serons à l’aise pour…
— Très bien, l’interrompit l’icarien, visiblement contrarié de se trouver là.
— Prenez place, l’invita le garçon.
— Non merci, je préfère rester debout.
— Très bien… Je m’appelle Amos Dara…
— Aucune importance, rodick, le coupa de nouveau l’homme-oiseau. Je ne suis pas ici pour fraterniser, mais pour vous informer de nos principales coutumes.
— Bon, allez-y, j’écoute…
— Ce soir, à votre arrivée au pavillon des banquets, veillez à vous déchausser avant d’entrer. Puis évitez soigneusement de pointer vos orteils dans la direction du roi ; cela vous épargnera des ennuis. De plus, ne regardez jamais le souverain dans les yeux. S’il vous parle, répondez en regardant son menton. S’il ne vous adresse pas la parole, ne le faites pas non plus, car seule la princesse possède ce privilège. Est-ce clair jusqu’à maintenant ?
— Oui, limpide ! répondit Amos, impressionné par l’originalité du protocole.
— Dans la cité, vous devez être vêtu en tout temps, continua l’icarien. Nous savons que les barbares sans-ailes aiment parfois, comme les singes, se promener torse nu pour prendre du soleil. Ici, cette pratique est strictement interdite. De plus, si vous voyez des enfants, il est interdit de leur toucher la tête et plus particulièrement les plumes frontales. Nous considérons cette soi-disant marque d’affection comme insultante et irrespectueuse ! Les sans-ailes croient que…
— Vous semblez bien connaître les sans-ailes pour un peuple qui évite tout contact avec mes semblables, non ? demanda Amos.
— Je ne suis pas ici pour répondre aux questions, mais pour vous renseigner sur notre culture. Je continue ?
— Faites, je vous en prie ! dit sèchement le garçon, indigné par la froideur de son interlocuteur.
— Alors, dernier point : en aucun cas, vous ne devez survoler la Ville pourpre, railla l’icarien. Oups… Oh, désolé ! j’oubliais ! Vous êtes handicapé. Vous n’avez pas d’ailes…
— Je ne suis pas handicapé, rectifia Amos avec un grand sourire. Je suis différent de vous, et les gens différents des autres sont toujours plus intéressants que ceux qui naissent conformes aux autres et qui, continuent, toute leur vie, à se plier à des protocoles et à des règles stupides ! Enfin, si vous en doutez, vous questionnerez votre princesse ! Vous pouvez disposer, maintenant…
L’icarien quitta la chambre en serrant les dents.
Fatigué par cette conversation déplaisante, Amos alla s’allonger sur le lit et s’endormit presque aussitôt. Ce fut l’une des servantes du palais qui le réveilla en frappant à la porte à son tour. Amos était attendu immédiatement au pavillon des banquets ! Le garçon se leva, fit disparaître les marques de l’oreiller sur son visage avec un peu d’eau et suivit la domestique.
Tous les habitants de la Ville pourpre étaient rassemblés. La nouvelle de l’arrivée d’un sans-ailes dans la cité s’était répandue comme une traînée de poudre et chacun voulait voir le nouveau rodick. Sur son passage, la foule s’écarta en poussant des exclamations contenues. Amos se déchaussa et fut amené à la table d’honneur, à côté d’Aélig. Des centaines d’invités placés par groupes autour de grandes tables rondes le dévisagèrent en silence. Le souverain ne daigna pas regarder Amos, ni aucun des sept icariens présents à la table. Seule la princesse l’accueillit avec un large sourire.
Aélig était radieuse. Elle portait une robe blanche vaporeuse qui semblait flotter dans la brise du soir. Elle rayonnait comme une étoile dans le firmament ! De somptueux bijoux ornaient ses oreilles, son cou et ses mains, et une fine couronne de laurier agrémentait le plumage de sa tête.
— Tu es magnifique ! la complimenta Amos en s’asseyant à ses côtés.
— Merci, répondit la princesse en rougissant. Tu n’es pas mal toi non plus ! J’aimais bien ton armure, mais je te préfère dans ces vêtements…
— Je sens que je ne suis pas le bienvenu à cette table, lui chuchota-t-il à l’oreille.
— Mais bien sûr que tu es le bienvenu, puisque tu es MON invité ! lança Aélig assez fort pour que les autres convives de la table d’honneur l’entendent. Comme personne n’a eu la politesse de te saluer, laisse-moi te présenter maître Yardt, responsable de mon éducation et ministre des Écoles de la cité de Pégase ; Frangroy, grand prêtre et gardien du dogme ; Ittalis, philosophe et architecte ; dame Gouch, artiste et guide du mouvement culturel ; sa sœur, Quach, générale de nos armées ; Dsoig, maire de la Ville impériale et Urit, maire de la Ville royale. Ah oui ! l’homme au sourire si chaleureux, juste là, c’est mon père, le grand souverain ! Tu te rappelles, c’est lui qui a essayé de te tuer plus tôt ?
— Euh… bonsoir à tous, fit Amos, un peu mal à l’aise de la présentation faite par Aélig.
Malgré cela, il se leva de sa chaise et s’inclina.
Tous, sauf le roi, saluèrent furtivement le garçon.
— Maintenant, Amos, continua Aélig. Tu peux déjà oublier leur nom, car ils sont tous aussi inintéressants qu’insignifiants.
— Sois polie, ma fille ! grogna enfin le roi.
— Désolée, père. Je voulais dire « soporifiques » et « ennuyeux ». Que veux-tu ? Ils sont à l’image de ces banquets que nous devons subir tous les soirs !
— Aélig, ne m’oblige pas à sévir ! lui lança son père.
— À sévir ! À sévir ! répéta la princesse en pouffant. Que vas-tu faire ? Me démettre de mes fonctions ? M’empêcher d’accéder au trône ? Non ! Tu ne peux pas et tu le sais très bien. Le peuple est derrière moi et les icariens attendent impatiemment que je te succède ! Je suis leur idole, leur championne, leur princesse ! Depuis la mort accidentelle de ma mère, la reine – un curieux accident d’ailleurs qui avait davantage l’apparence d’un meurtre –, tu as perdu ton autorité, et tes politiques sont rétrogrades et statiques ! Tu as tué ton inspiration, père !
— M’accuses-tu d’avoir tué ta mère ? ragea le souverain. Il faudrait que tu le prouves avant de faire une telle affirmation.
— Justement, j’y travaille ! siffla Aélig.
— Ça suffit ! Ce n’est ni le moment ni le lieu pour parler de cela ! s’impatienta le roi. Maintenant, tais-toi, la danse commence !
Dans la Ville pourpre, tous les soirs avant le banquet, on présentait un spectacle différent. Poésie, théâtre, conte ou danse se relayaient afin de divertir les convives. Ce soir, des icariennes d’une quelconque troupe de la Ville impériale avaient été choisies pour exécuter la traditionnelle danse des bambous. Cette chorégraphie mettait en scène des couples de danseuses qui, l’une en face de l’autre, tenaient deux tiges de bambou par leurs extrémités. Au rythme des percussions, elles représentaient des guerriers icariens combattant les ennemis de la cité. Loin d’être expertes dans leur discipline, les jeunes icariennes s’exécutèrent avec courage, mais le roi les chassa brutalement au milieu de leur prestation. Le souverain dit qu’il en avait assez de les voir s’agiter comme des étourneaux !
— Ma fille Aélig reproche à ces banquets d’être soporifiques et ennuyeux ! Comme les icariens semblent ne plus lui plaire, invitons donc son jeune rodick à nous divertir un peu !
— Père, je t’interdis de…
La voix de la princesse fut enterrée par les applaudissements.
— Allez au centre de la salle ! ordonna le souverain à Amos.
Sans rechigner, Amos obéit.
— Je demande à Frangroy, grand prêtre et gardien du dogme, de poser à notre invité la question piège des maîtres penseurs de la cité de Pégase. Seuls les êtres supérieurement intelligents arrivent à trouver la réponse ! Mettons donc ce sans-ailes à l’épreuve et voyons s’il mérite d’être à notre table ce soir !
La foule applaudit à tout rompre. Aélig, humiliée et folle de rage, serra les dents.
— Comme nos flèches ne peuvent rien contre toi, que mes gardes ne semblent pas pouvoir t’éliminer, jeune sans-ailes, poursuivit le roi avec mépris, je te propose un petit jeu. Si tu trouves la réponse à l’énigme, tu pourras rester… Je te baiserai même les pieds, ici, devant toute ma cour ! Mais si tu échoues, tu quittes ce soir la cité de Pégase et tu ne revois plus jamais ma fille ! Entendu ?
— Tu n’as pas à accepter ! cria Aélig à Amos. Tu es mon invité et tu peux rester ici aussi longtemps qu’il te plaira !
— Si tu as peur, reprit le roi, tu peux refuser ! Dis-moi, crois-tu être aussi intelligent qu’un icarien ?
— Je suis honoré de l’offre que vous me faites et j’ajoute que si je n’ai pas la bonne réponse, répondit Amos, c’est moi qui vous baiserai les pieds avant de vous quitter.
— Tu acceptes donc les termes de mon jeu ?
— NON, AMOS ! lança encore Aélig. NE FAIS PAS CELA ! IL FAUT ÊTRE UN SAGE POUR RÉPONDRE À CETTE ÉNIGME, JE LA CONNAIS… N’ACCEPTE PAS, JE TE DIS !
— Ne t’inquiète pas, Aélig, la rassura Amos. J’ai eu le plus grand des sages comme maître ; je suis prêt à tout pour toi.
— QUE VOUS ÊTES CHARMANTS, TOUS LES DEUX ! s’exclama le souverain en applaudissant. Allons-y ! Maître Frangroy, s’il vous plaît !
Le grand prêtre des gardiens du dogme se leva et s’avança vers Amos. Le garçon sentit les plumes noires de l’icarien frémir de plaisir à l’idée d’humilier publiquement un sans-ailes.
— Alors, commença Frangroy en demandant d’un geste le silence de la foule, voici l’énigme. Je ne la répéterai pas, alors écoute bien !
— Je suis prêt, fit Amos, tout fébrile.
— Je cherche quelque chose qui est mieux que le dieu Pégase et qui est pire que les Enfers ; les pauvres en ont, les riches en ont besoin et si l’on en mange, on meurt ! Qu’est-ce que c’est ?
Devant la complexité de l’énigme, la foule se mit à rire bêtement, convaincue du manque de vivacité d’esprit des sans-ailes, Amos se gratta le menton, puis sourit. Il en avait déjà entendu des plus difficiles !
— La réponse ? demanda le roi sur un ton moqueur.
— Oui, voilà…
— Enchante-nous par ton intelligence ! s’exclama le souverain en ricanant. Vas-y, nous t’écoutons !
— Rien ! dit Amos.
— Rien quoi ?
— La réponse est : RIEN ! insista le garçon.
À ces mots, le prêtre au plumage noir devint livide comme un fantôme. Amos expliqua :
— La réponse est RIEN, parce que RIEN n’est mieux que le dieu Pégase et RIEN n’est pire que les Enfers. Les pauvres n’ont RIEN et les riches n’ont besoin de RIEN. En terminant, si on ne mange RIEN, on meurt !
Un silence glacé tomba sur l’assistance. Aélig, belle comme une reine aux yeux remplis d’admiration, se mit à applaudir chaudement.
— Très bien… C’est la… la bonne réponse, confirma honteusement Frangroy en regagnant sa place.
— Tu dois lui embrasser les pieds, père ! fit Aélig en pouffant. Allez ! Exécute-toi ! Montre à tes sujets quel grand souverain tu es ! Vas-y, respecte ta parole et humilie-toi devant mon rodick !
Se souvenant d’un conte de Sartigan, Amos s’adressa à l’assistance :
— Il était une fois un jeune cultivateur qui vivait dans une contrée lointaine, raconta-t-il. Il découvrit une pierre précieuse en labourant ses champs et se rendit au palais l’offrir à la seule personne digne de posséder un tel objet, son monarque. Le roi refusa le cadeau et le rendit au jeune paysan ; « Tu considères cette pierre comme un bien précieux ? Eh bien, moi, j’estime que refuser ton présent est encore plus précieux ! »
Le garçon s’avança alors vers le roi, s’agenouilla et lui baisa les pieds.
— J’estime que l’admiration de votre fille pour moi est beaucoup plus précieuse que votre humiliation publique. Si vous le désirez toujours, ordonnez-moi de partir et je quitterai votre cité à l’instant. Sur vos terres, je suis à vos ordres. Vous me trouverez dans mes appartements. Veuillez m’excuser, je n’ai plus faim…
Amos quitta le pavillon des banquets dans un silence absolu. Le temps semblait s’être arrêté et les icariens, immobiles, ne savaient pas comment réagir. Alors que tous les regards étaient fixés sur lui, Amos salua la foule, puis disparut en sifflotant d’un pas nonchalant dans les jardins extérieurs.
— Amos Daragon, soupira Aélig, en pâmoison, tu es le plus génial de tous les garçons du monde.